ENTRETIENS, SERGE LASK ET NORBERT DEBANC Serge Lask : Une amie m'a ramené des photos qu’elle avait prises en Pologne dans la bourgade où sa mère avait vécue. Elle avait photographié le quartier juif. Ce gui l'a étonnée, c'est que ça avait été mal repeint et de sous les crépis réapparaissaient les caractères hébraïques. Ils n'avaient pas voulu bien recouvrir. Moi, ce qui m'a intéressé, c'est ça. Pourquoi les signes réapparaissent. Ça me permettait d'avancer, sur la feuille de papier, de pouvoir recouvrir, remplir, une feuille de papier, de faire disparaître. Le coté magique. De sorte qu’une écriture signifie, ait du sens pour moi. Elle avait un sens dans la mesure où elle était recopiée mot à mot. Enfin, elle a du sens s'il y a une règle... partition... musique. Ça se lit de droite à gauche, de ligne à ligne. Mais ça me sert de pouvoir jouer avec les mots. Norbert Debanc : À d'autres moments,en parlant de ton travail, tu as employé le terme de "mission". Et le terme de mission, il me semblait le mettre en relais avec un travail à faire du côté de ce que la mère aurait dû, pu transmettre et n'avait pas transmis. Et mission de le ré-ouvrir, mission de le transmettre à sa place... S.L. : L’écriture, c'est moi qui ai tout remonté en fait. Je suis un faussaire, je peux dire que j'ai refait de toute pièce. Je pense que "mission" c'est au sens où il restera toujours comme une écriture qui ne disparaîtra pas. L’ordre de continuer à écrire, de continuer à faire de l'écrit pour que quelque chose ne se perde pas. Encore une fois, c'est une écriture dont je ne comprends pas un traître mot. Le travail pictural l'emporte. Je peux me bercer de mensonges, mais ce gui restera, c'est la forme. Petit à petit, le contenu revient... je l'ai fabriqué, c'est une fabrication... toute ta vie, tu peux la vivre comme un faussaire... Tu piques à tout le monde. Il y en a qui se l'avouent, il y en a qui ne se l'avouent pas. N.D. : Ta mère est toujours présente. S.L. : Elle est toujours présente. Je me suis servi de photos, j'ai recopié des photocopies, des dessins. Il y a des parts autobiographiques qui sont aussi dans les dessins où ma mère est présente. Ce travail-là tourne toujours autour d'une certaine forme de deuil. C'est le problème de sa disparition. C'est à partir du moment où elle a franchi une frontière, la frontière qui part de Drancy. (...) J'ai toujours entendu mon père parler Yiddish avec ses amis. Je n'ai pas voulu parler la langue. Je n'ai pas voulu l'apprendre mais j'ai l'impression que d'une certaine manière, je me suis approprié l'écriture, l'écriture de cette langue. J'avais commencé l'écriture avant la mort du père mais c'est vrai que la mort du père a libéré plus de choses, a adouci les choses. N.D. : Le texte que tu copies, tu ne le comprends pas et certaines personnes qui le regardent ne le comprennent pas non plus, j'en fais partie. Par contre, d'autres personnes le comprennent, le lisent. S.L. : Mais elles ne lisent pas les mots. Ce qui le fait tenir debout, c'est l'apparence, c'est que ce soit apparemment du Yiddish, que ce soit apparemment de l'écriture à la limite. Je crois que là, on est surtout dans un texte écrit. Le texte écrit, a-t-il en lui même sa propre beauté ? C'est toute la fabrication, toute l'apparence du texte. (...) Je peux commencer par la fin. Le besoin d'écrire. C'est lié à l'essentiel de la mère. Par ce que le travail de peinture... J'avais une photo de ma mère. J'ai essayé de faire des portraits, je ne sais pas trop comment. L'essentiel de ma mère... Parfois je pense que l'écriture est un peu le portrait de ma mère. C'est ce portrait que je n'aurais pas pu faire et les lettres qui ne lui ont pas été adressées. Je pense à des écrivains qui ont toujours écrit sur leur mères. Albert Cohen, "Le livre de ma mère". Dans ce genre d'idée, Kafka a écrit la lettre au père. L'écriture, ce n'est pas le livre, le livre renvoie à mon père. (...) Je ne fais pas de calligraphie. Plus j'avance, plus je sais que je fais un travail de peinture maintenant. Je sais bien que la première couche va s'effacer, qu'automatiquement, elle donnera une deuxième couche et que cela va se diriger dans un sens ou dans un autre. Cela reste dans la fabrication. Je fabrique des pages, je suis un fabricant. (...) Par rapport à la représentation, j'ai une difficulté terrible, il y a le doute. Je me dis, à quoi bon. Pourtant, j'ai fait trois cent figurines. Je me dis, je vais y mettre de l'expression, et puis, évidemment, c'est limité. N.D. : Les dessins du début, les dessins politiques sont plus du côté des poupées, des bonshommes d 'argile que des grands tissus Kaddish ou des papiers d'écriture. S.L . : Le théâtre, je l'apprends comme un autodidacte. Je l'apprends au bout d 'un spectacle, de deux spectacles. Je ne comprends pas très bien le rôle des comédiens mais je sais qu'il y a une fabrication. (...) L'écriture renvoie à un travail de couture. Même ce que j'ai fait pour le Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme, je suis finalement arrivé au support papier. J'ai fini d'user les grandes toiles qui me restaient, mes grands lambeaux de toile, tu sais, ces vieilles toiles que j'avais. N.D. : On reviendra après sur la question technique, sur le matériau. S.L. : Je ne me pense pas comme un peintre, ni comme un plasticien. Après tout ça je me dis : j'aurai peut-être mieux fait d'écrire. Avec ce matériau-là, j'aurai peut-être pu écrire pour de bon mais je ne peux pas. On touche un moment délicat : on fait quoi avec quoi ? Lanzman, il y a dix ans a fait " Shoah ". Moi, comme peintre, je produis des pages d'écritures à cause d'un livre que je n'ai pas pu écrire. Je parle pour notre génération, parce que Christian Boltanski, par exemple a fait des installations mais n'est pas concerné au même titre que Jean-Claude Grunberg ou moi. Lui est de l'après-guerre. Il y a une différence avec ceux qui ont vécu la guerre, qui ont perdu quelque chose dans cette histoire-là. N.D. : Quels sont tes outils ? S.L. : Ce sont des pinceaux. Je n'ai pas besoin de beaucoup de pinceaux. De l'encre de chine, de la gouache, des trucs d'écoliers, de la colle, des ciseaux puis divers papiers. Des papiers qui se recouvrent qui me permettent d'avancer un peu, des encollages sur des papiers. Avoir des matières, c'est arriver à une densité de papier où l'on a l'impression que cela a été écrit, écrit, écrit. Il faut que ce papier soit usé. Que ça soit usé d'écriture. N.D. : Alors, le copiste que tu serais, viserait à la saturation de l'écriture ? S.L. : Oui, on pourrait dire d'abord qu'il y a un problème d'économie : il faut recouvrir. Bon, ça, c'est le principe du palimpseste (...). N.D. : Tu évoques souvent trois couches. S.L. : A présent, c'est dépassé. Je ne compte même pas les couches. Maintenant, cela fonctionne différemment. Les couches sont effacées, grattées ; j'utilise de l'eau de Javel pour effacer les écritures. C'est l'usure du papier, il faut que ce soit usé. A la limite, j'aimerais presque arriver à ce que le papier soit si usé qu'il devienne transparent (...). Cette usure du papier, que cette chose devienne un parchemin. Sans que cela soit usé par le temps. Que cela soit usé par le geste, par le quotidien, par cette répétition. N.D. : Tu recopies jusqu'à l'effacement des prières qu'on t'a pas apprises à lire ? S.L. : Ça serait peut-être ... Oui, des prières. Oui, à partir du moment où l'écrit prend cette apparence de signes. Qu'on le veuille ou non, le Yiddish emploie des lettres hébraïques. Seuls les livres de prières étaient écrits, qui utilisaient ces caractères hébraïques (...). Dans ce que je fais, à partir du moment où il y a des caractères hébraïques, cela renvoie à quelque chose qui se rapproche du religieux, du sacré. N.D. : Du sacré plut que du religieux ? S.L. : Ou sacré, oui. N.D. : Il me semble que le dessin politique, dans la mesure où il procède de la représentation, se perpétue par le travail des poupées, des bonshommes et que quelque chose de nouveau apparaît en terme d'écriture, quand tu parlais des grands tissus Kaddish, par exemple. Quand commence ce grand tissu Kaddish ? Cette première apparition de l'écriture. S.L. : Les grands tissus, je les ai récupérés quand je suis revenu du théâtre. C'est à ce moment que mon père me trouve ce livre en Yiddish. A ce moment-là, j'ai un grand atelier dans le Gers. J'avais pris l'habitude de travailler en grand format au théâtre. Avant, c'était davantage dans le rapport du tailleur, du tailleur qui passe au costumier de théâtre et qui ensuite fréquente les metteurs en scène. Le théâtre, je l'apprends comme un autodidacte, au bout d'un spectacle, de deux spectacles, je comprends où se situe la magie. Je ne comprends pas très bien le rôle des comédiens, mais je sais qu'il y a une fabrication. S.L. : Allen Ginsberg a fait un Kaddish, tu sais le poème "O mère qu'ai-je oublié" ? Sa mère était aux États-Unis, à New-York. Elle est morte folle là-bas, mais elle n'a pas été déportée... O mère, Qu'ai-je oublié O mère Qu'ai-je omis O mère Adieu Avec un Long soulier noir Adieu Avec Le Parti Communiste et un bas filé Adieu Avec six poils noirs à La pointe de ton sein Adieu Avec ta vieille robe et une longue barbe noire autour du vagin Adieu Avec ton gros ventre affaissé Avec ta crainte de Hitler.