Autour d'un sourire L'artiste a quatre/cinq ans. S'ébat dans les mars du Lot-et-Garonne, coursant oies et canards. Sa nourrice le conduit à l'église : éblouissement ! être enfant de chœur ! Il le sera. A huit ans (fin de la guerre), l'artiste apprend qu'il est juif (qu'est-ce que c'est que ça ?) et que se mère ne reviendra pas de la contrée dangereuse où des soldats l'on emmenée en wagon à bestiaux. L'artiste na pas de souvenir d'elle. Aucun. JI lui arrive de croire qu'elle l'a promené au bols de Boulogne autrefois et qu'elle souriait -mais le sourire, le sourire précisément, c'est tout ce qui reste de la figure en allée, fanée, craquelée. L'après-guerre lui en serine des choses I On essaie désespérément de suppléer à ses carences : souviens-toi, petit, on était des Polaks de la rue Popincourt, on parlait yiddish à la maison, on mangeait pas mal de harengs fumés, souviens-toi, bon sang, souviens-toi donc ! Ni injonctions ni transport sur les lieux n'ouvrent de brèche dans le rempart. L'artiste reste orphelin de sa mémoire -catastrophe existentielle plus dévorante que l'orphelinage de la chair parce que celui-cl est, à perpétuité, enclos dans celui-là : maman persiste, dans sa distance, on ne pourra pas lui tendre la main, rejoindre son sourire sous l_es feuillages d'aucun bols. Ainsi commence l'étrange voyage mémorial de Serge Lask. Le projet est de remeubler la trompeuse grange de ses années-bébés. Deux façons de la faire : écouter les survivants et reconstituer documentairement le monde disparu ou - désir d'artiste et de rustique - se ressusciter sol-même dans ce monde-là, y plonger violemment sa maturité afin que, par la quotidienne merveille de la greffe, l'on redevienne le pur enfant de l'arbre et des rhizomes. Et ce Lask-là, qui ne connait pas un mot d'hébreu, s'en va voler des lettres hébraïques dans des cahiers de classe abandonnés, chiper en clignant de l’œil un yiddish qu'il est incapable de comprendre. Il jette ces lettres, ces mots sur des tissus de récupération. Fabrique, à la ressemblance des Rouleaux de la Loi, des poupées de chiffons, frénétique tailleur d'habits pour une clientèle de brouillard. Pétrit à l'infini des têtes d'argile. Parfois, abruptement, les deux mémoires coexistent : l'enfant de chœur arrache à l'adulte, qui intraitablement se veut juif, un tracé de Golgotha, une silhouette christique. Voilà. Cela s'appelle une exposition. Et jamais personne n'y fut plus exposé. Ceux qui vont regarder ont le droit d'être graves, recueillis. Lask ne l'est pas. Il creuse encore. A-t-il trouvé l'or du temps ? Ah que nul ne te pose la question, gardeur de canards et de phylactères ! Car si c'est oui, tu ne divulgueras pas le secret et si c'est non, alors continue en paix ton chapardage sacré. Le sourire estompé de quelqu'un (autrefois) n'exige rien, que d'exister encore par toi, ici, dans cette noire neige d'allusions - chutées, comme larmes, d'une mémoire qui ne se souvient pas. Pierre JOFFROY